L’ouvrage co-rédigé par Kessas et Bourgou L’île de Djerba a pour objectif de rendre compte de l’actualité économique et sociale rythmant la vie des Djerbiens depuis l’introduction du tourisme hôtelier. Les deux auteurs spécialisés en géographie sont sensibles aux questions d’aménagement du territoire et de préservation du littoral tunisien.
L’intérêt du livre réside dans sa question centrale : comment concilier préservation du caractère insulaire de l’île et développement économique ? Autrement dit, la sauvegarde du mode de vie djerbien est-elle compromise par son insertion dans les flux de mondialisation ?
Les auteurs opèrent une description géographique et environnementale spécifique à l’île forgeant sa renommée. Aux moyens de concept géographique ardus pour les non-initiés, cet espace se manifeste par un équilibre subtil des contraires qu’ils ont su exploiter.
On peut citer l’alternance chaleur-fraîcheur au point d’évoquer une « 5ème saison », la sécheresse du sol et la richesse des nappes phréatiques dont leurs usages influent sur l’agriculture, l’opposition du littoral au profit de l’arrière-pays plus sûr et enfin l’agriculture et la pêche dont leur productivité dépend de l’utilisation des paramètres environnementaux. Djerba avant le tourisme doit son identité et sa renommée touristique à cette utilisation judicieuse de ressources fragiles au cours des siècles par une population soucieuse de sa pérennité.
Dans la deuxième partie de leur ouvrage, les auteurs se consacrent à l’arrivée du tourisme. Ils en analysent les spécificités mais également les conséquences et économiques dans une dynamique de mondialisation.
Les premières vagues touristiques concernaient l’élite artistique (Flaubert, Maupassant...) dans les foundouks de Houmt-Souk puis s’est largement démocratisé avec les réformes sociales françaises des années 30. Cette démocratisation qui a été rendu possible grâce à la proximité géographique de l’île, s’est ensuivie par une explosion de l’activité touristique qui s’étend sur toute la côte Nord-Est de l’île au détriment du Centre. Cette frénésie hôtelière s’est ensuivie d’une meilleure accessibilité (construction de routes, aéroport international...) et des équipements socio-collectifs denses de telle sorte que Djerba devint un pôle attractif d’immigration et d’investissement.
En revanche, les auteurs soulignent les effets indésirables de ce développement économique insuffisamment pensés par les pouvoirs publics. Ils recensent ainsi un déclin des activités traditionnelles au profit de produit manufacturés venus de l’arrière-pays tunisien et une urbanisation anarchique contraire à l’organisation spatiale jerbi. Ils entrevoient par ailleurs un essoufflement des services touristiques et une concurrence exacerbée entre les différents acteurs (Tour Opérateur, Low-Cost, agence de voyages) qui tirent les prix vers le bas, au terme desquels les acteurs locaux seront les seuls perdants, assommés par les exigences de rentabilité de plus en plus contraignants.
Le tourisme a indéniablement façonné Djerba, en lui apportant son lot de modernité nécessaire aux maintiens du niveau de vie des habitants et surtout de soutenir l’offre hôtelière toujours plus innovante. Or, ce développement hôtelier n’est pas sans conséquences sur l’organisation sociale et spatiale insulaire qui tend vers un effacement insidieux de valeurs fondamentales et un éclatement des structures tutélaires.
Les impacts environnementaux et sociaux de l’activité touristique, sont pour les auteurs des paramètres de performance non négligeable. Le patrimoine linguistique, architectural et religieux risque à son tour d’être uniformisé, banalisé sous les effets de la mondialisation. Ce patrimoine doit faire l’objet d’une attention particulière et doit être mis plus en avant comme source d’innovation d’un tourisme écologiquement et culturellement responsable.
De récents ouvrages ont recensés plus de 250 sites et monuments religieux datant des guerres puniques, des mosquées à l’architecture vernaculaire en passant par des vestiges romains. Il apparaît donc nécessaire voire primordial de classer le patrimoine djerbien, au rang de patrimoine culturel mondial comme l’ont fait à juste titre l’Algérie du Beni Mzab.
Cet essor des flux migratoires a un impact insidieux sur l’amazighité, dialecte localisé à Guellala, Wersighen et Sedouikech qui tend à s’estomper peu à peu. L’ibadisme, élément structurant de la personnalité djerbienne, est visible dans l’organisation sociale et religieuse et renforce son caractère insulaire maintes fois caricaturées pour les besoins marketing des hôtels.
Les flux migratoires accélérés et l’insertion de Djerba dans les échanges internationaux ont rendu « obsolètes » les traditions architecturales pourtant cohérents et écologiquement responsable. Alors qu’autrefois s’érigeaient des menzels, ces « cellules » dans lequel le houch est le « noyaux » (Stablo, p.74), elles sont désormais abandonnées au profit de villas excentriques (avec tous les excès en matériaux de construction) en rupture avec tous les codes d’urbanisme ibadite. Les difficultés qu’ont montrées les hôtels à s’établir sur le littoral renforce le choix d’installation des insulaires au centre de l’île.
Promouvoir ces cultures locales, passe, pour les auteurs, par la promotion d’un tourisme compatible et responsable avec une labellisation de l’artisanat local et un respect des codes moraux ibadhite et naturellement islamique dans le choix des investissements de loisirs hôteliers.
L’île de Djerba, est un moyen pour les auteurs de vulgariser et de situer les débats à des questions environnementales et économiques aux lecteurs témoins de ces changements et soucieux de l’avenir de l’île. L’œuvre aurait gagné en clarté et en intérêt si elle avait été enrichie de croquis explicatifs et d’illustration des aménagements en cours plutôt qu’un portfolio.
Le bilan pessimiste effectué sur l’activité touristique n’enlève en rien les progrès effectués dans l’urbanisation de l’île et pousse les acteurs engagés dans le développement de l’île à réfléchir et promouvoir des activités écologiquement saines malgré les impératifs économiques du secteur touristique.